Novembre 1895





1er Novembre 1895. Vendredi. Toussaint.

Ce matin, toutes les cloches du voisinage carillonnent, et la ville a un air de fête qui fait plaisir à voir.

Nous avons assisté à la messe à la cathédrale. Les chants des indigènes sont réellement très doux, et font plaisir à entendre. Les pères ont dû avoir beaucoup de peine à obtenir cette perfection.

Maintenant, il paraît que les Hovas ont l’oreille très musicale et qu'ils apprennent avec une très grande facilité tous les airs, même les plus compliqués.

Ils aiment beaucoup la musique, et surtout la musique religieuse avec l’orgue. Le curé qui officiait est nouveau, et il a fait un discours en hova qui a duré très longtemps, et que les assistants paraissaient écouter très religieusement.

La Reine est partie pour la campagne avec toute sa suite et ce n’est pas petite affaire qu’un déplacement de Sa Majesté, même pour une journée.

Toute la noblesse l’escorte avec une quantité considérable d’esclaves et d’amis.

Le général en chef va souvent lui rendre visite, les Hovas en sont très flattés, ils supposent même, et ils désirent surtout, qu'il existe une plus grande intimité entre les deux personnages, et les cancans vont leur petit chemin.

Ce serait d'ailleurs chose très naturelle pour eux que le général fût au mieux avec la Reine. Cette dernière profite de la liberté qu’on lui laisse, et surtout de la suppression de son vieux mari jaloux (le premier ministre), pour s’émanciper et se livrer à toutes les fantaisies féminines.

Il s’est passé, cette nuit, au palais du premier ministre, un fait assez grave au point de vue de la discipline, et qui pourrait avoir des conséquences sérieuses pour les auteurs.

Il y a dans le palais du premier ministre un tas de marchandises qui y ont été emmagasinées, et qui doivent provenir des pillages des différents magasins français.

Dans une pièce se trouvent des bouteilles de vins fins. Les sous-officiers qui sont privés de vin, depuis longtemps, comme les hommes, ont escaladé une fenêtre et ont pris du vin qu’ils ont bu toute la nuit.

Je ne sais comment le colonel va prendre cette affaire, mais elle peut être la cause d’une plainte au conseil de guerre.

Je vais essayer de l’arranger le mieux que je pourrai.


2 Novembre 1895. Samedi.

En allant au rapport, j’ai appris que la Poste et le Trésor arrivaient. Je suis très heureux à un double point de vue : d’abord j’aurai des nouvelles de France et des journaux, et ensuite nous allons pouvoir toucher notre solde et payer celle des hommes.

Personne n'avait d’argent, et la situation devenait très embarrassante.

Le colonel a assez bien pris l’affaire des sous-officiers, et il s’est contenté de leur infliger à chacun 15 jours de prison.

J'avoue que je préfère cette solution qui enterre une affaire qui aurait pu nous causer à tous beaucoup d’ennuis.

En sortant du rapport, j’ai aperçu, à la porte des bureaux de la place,
le lieutenant-colonel Gonard. Il arrivait en filanzane de Tamatave, avec un capitaine d’artillerie.

Il est, paraît-il, chargé d’une mission par l’amiral Bienaimé, et il doit repartir dans quelques jours. Il paraît très bien portant et enchanté de sa promenade. Je n’ai pas eu le temps de causer avec lui car il était pressé, devant faire des visites au général Voyron, et au colonel Bouguié.

Il paraît que les photographies faites dimanche dernier chez le général Voyron, sont bien réussies. Notre dernier groupe est fort bien.

J’irai voir cela demain, probablement.

5 heures du soir. Je reçois tes lettres n°4 du 2 Septembre, n°5 du 9 Septembre et n°7 du 29 Septembre. D'abord laisse-moi te dire combien je suis heureux de vous savoir toujours en parfaite santé, c’est la première des choses pour moi.

Tu me parles de la mort de la grand-mère dans ta dernière lettre, et jamais je n'ai reçu celle dans laquelle tu me l’apprenais.

Ce doit être la lettre n°6 qui manque au courrier, et que je recevrai peut-être ce soir, car on n’a pas tout distribué.

Il doit y avoir pas mal de renseignements dans cette lettre, car tu me parles également de la visite de Victorine et du départ prochain des Alavène pour la campagne. Tout cela sont autant d’événements importants.

La pauvre grand-mère n’a pas dû être beaucoup regrettée par les Alavène, qui avaient une lourde charge morale avec les deux vieillards.

Je t'avoue que j'ai éprouvé une certaine peine en apprenant cette mort. Elle a beau ne pas avoir été pour notre famille ce qu’elle aurait dû, malgré tout c’est la mère de ma pauvre mère que j’aimais tant, et je regretterai de ne plus la retrouver en rentrant.

Je comprends par tes lettres que tu es inquiète, mais comme la dernière est du 29 Septembre, j’espère que les prochaines seront au contraire empreintes de joie, car le télégramme de la prise de Tananarive sera parvenu en France vers le 8 ou le 9 Octobre, et aura rassuré tout le monde.

Ta lettre du 29 est écrite la veille de la grande journée du 30 Août, où nous avons été favorisés par la providence.

Tu peux remercier Dieu de l’heureuse issue de cette lutte qui comptera dans l’histoire.

Je n'ai pas reçu cette lettre n°6 qui est égarée probablement.

D’ailleurs, je n’ai reçu aucune « France militaire », j'espère que cela m'arrivera par le prochain courrier. Il y a un tel désordre dans le service de la Poste qu’il ne faut s’étonner de rien.

J’ai rencontré Ditte ce soir, il m’a appris sa nomination au grade de chef de bataillon, que sa femme lui annonce dans une de ses lettres.

On annonce également la nomination au grade de général du colonel Chevallier. J’en suis enchanté, car c’est un très brave homme qui ne peut faire que du bien à l’arme de l’Infanterie de Marine.

Enfin, le bruit court que l’armée coloniale est constituée, et qu’elle dépend du ministère de la Marine.

Comme les journaux sont rares, toutes ces nouvelles n’ont pu être connues de tous, et on se les rapporte de bouche en bouche.

On dit que le colonel d’artillerie Palle, chargé des services de l’arrière, aurait fait brûler une grande partie des journaux adressés aux officiers français, parce qu'il contenaient des articles où on attaquait le général Duchesne ou le gouvernement. C’est le cabinet noir du Tonkin qui est établi ici, si la chose est vraie.


3 Novembre 1895. Dimanche.

Imagine-toi que notre domesticité s’agite depuis deux jours, et que nous allons être obligés de faire table rase. Notre cuisinier est le meneur de toute la bande. Il prétend que son maître (car il est esclave) le réclame et qu’il faut le racheter.

C’est parait-il une petite comédie qui se joue couramment dans le pays.

Lorsqu’on est assez naïf pour s’y laisser prendre, on donne de l’argent à l’esclave pour le racheter. Il le mange et l’affaire est jouée.

Aussi avons-nous exigé que le maître comparaisse en personne, et qu'il expose ses griefs.

Nous avons vu arriver chez nous un superbe monsieur hova habillé à l’européenne, se disant colonel dans l’armée de Sa Majesté.

Il nous a dit qu’il venait d’être nommé à un haut commandement dans le Sud et que devant partir prochainement, il tenait à amener ses esclaves, et en particulier Baptiste, notre cuisinier.

Nous lui avons demandé d’abord de nous prouver que ce dernier lui appartenait. Mais avec ces gens-là, il est à peu près impossible de raisonner, tant ils ont d’arguments dans leur sac.

Après avoir discuté pendant plus d’une heure, nous n’étions pas plus avancés qu'au début, et pour en finir nous avons mis à la porte le cuisinier et tous ses aides, y compris sa femme qui était la femme de chambre de la communauté.

Nous voilà pour le moment assez embarrassés, mais l’ordonnance de l’officier d’approvisionnement sait faire un peu de cuisine et, en attendant que nous trouvions un cuisinier, il en remplira l’office.

Je ne sais si je t’ai appris que j’avais été proposé pour lieutenant-colonel à la suite des dernières affaires. Ma proposition est partie par lettre, et j’espère que cela influencera beaucoup pour ma mise au tableau.

Tu me parles de Coulouvrat dans ta dernière lettre. Je n'ai plus de ses nouvelles. Il a dû être rapatrié, ou peut-être est-il encore dans quelque formation sanitaire à l’arrière. Je n’ai pas vu passer de mutation à son sujet.


N° 21

4 Novembre 1895. Lundi.

Hier soir, je suis allé avec Trabaud faire un tour à la résidence et j’ai trouvé tout l’état-major du 1er bataillon qui jouait au lawn-tennis dans le jardin.

Il faisait très bon, et j’ai promené un moment sous les arbres avec les officiers de l’état-major.

La grosse préoccupation, c’est l’attente de la réponse aux propositions adressées par télégrammes aux ministres. Quelques récompenses pour faits de guerre ont été demandées par télégrammes aux ministres de la Guerre et de la Marine.

Pour la Guerre les demandes sont nombreuses, mais pour la Marine il y en a moins.

C’était affaire de chance, et comme c’est le général en chef qui a arrêté lui-même la liste, il a fallu s’être trouvé dans des circonstances telles qu’il vous ait remarqué.

Pour nous, il y a peu d’élus. Je crois qu'il n’y a que deux chefs de bataillon, Ganeval, pour la croix d’officier de la Légion d’honneur, et Borbal-Combret
pour le grade de lieutenant-colonel.

Toutes les autres propositions ont été faites par lettre, et je suis du nombre. La lettre a dû partir de Tananarive le 25 Octobre, et par suite, elle prendra le courrier du 13 Novembre à Majunga et sera en France vers le 1er Décembre. On pourrait donc comprendre les récompenses dans celles qui auront lieu à l’occasion du 1er Janvier.

Pour moi, ce sera peut-être la mise au tableau à moins que nos généraux ne me réservent pour le classement annuel, c’est-à-dire pour la formation du tableau régulier qui paraît en Février ou en Mars.

Dans tous les cas, tout le monde s’agite en ce moment et attend avec impatience la réponse au fameux télégramme qui doit faire tant d’honneurs.

Tu sais combien toutes ces questions d’avancement me laissent calme, et pour moi la chose la plus sérieuse que j’envisage, c’est la possibilité d’un retour en France anticipé, à la suite des promotions qui vont avoir lieu.

J’espère, en effet, qu’il y aura des chefs de bataillon en excédent, et que je pourrais peut-être obtenir d’être rapatrié en supplément de cadres.

Ce matin, pendant que j’étais chez le colonel pour le rapport, on est venu nous apprendre que le 2e bataillon (Lalubin) était annoncé et qu'il arriverait probablement du 6 au 7.

Cela va faire un peu de renfort, et nous en avons un grand besoin, car les hommes montent la garde trop souvent.

Hier soir, nous avons eu un orage assez sérieux. Il paraît qu’ici, les orages sont terribles pendant la saison des pluies, et on s’explique le nombre considérable de paratonnerres qui se trouvent sur les maisons.





5 Novembre. Mardi.

J’ai rencontré, ce matin, Lalubin qui venait d’arriver avec ses deux compagnies. Il nous apporte une partie de nos bagages, et par conséquent ma deuxième cantine.


6 Novembre. Mercredi.

Grand émoi chez les officiers de la Guerre. Le fameux télégramme tant attendu est enfin arrivé. Toutes les demandes, sans exception, sont accordées, et il y a des choses grotesques : des officiers qui n’ont absolument rien fait de remarquable que d’être assez résistants pour arriver au but, et qu’on nomme d’office.

J’ai reçu, ce soir, ma deuxième cantine. Elle est complètement défoncée. Il paraît qu’elle a roulé dans un précipice, et encore bien heureux qu’elle ne soit pas complètement brisée, car je n’ai rien perdu de ce qui y était contenu.

Le docteur Laffont du 1er bataillon va être rapatrié pour raison de santé, de sorte que Trabaud aura un surcroît de travail, et il aurait au contraire, besoin de se reposer, car il a souvent de forts accès de fièvre.

Nous commençons à entrer dans la saison des pluies et nous avons presque chaque soir un petit orage. Il paraît que ceux de la saison sont épouvantables.


8 Novembre. Vendredi.

Le capitaine Poulliard que nous avions laissé malade à Mangasoavina,
est arrivé avec le bataillon Lalubin. Il ne va ni mieux, ni plus mal, mais il a tenu absolument à monter, espérant se rétablir ici.

J’ai encore un lieutenant rentré à l’hôpital. Il y a eu ce matin un kabary ordinaire sur la place d’Andohalo, mais peu de monde.

C’est pour annoncer la fête du bain qui a lieu, je crois, le 22 Novembre.

C’est la grande fête des Hovas (anniversaire de la Reine). Si j’y suis encore, je te raconterai cela par le menu car ce sera intéressant, je pense.

9 Novembre. Samedi.

Le général en chef a décidé qu’on offrirait un bouquet à la Reine pour sa fête. Il a fait appel à ce sujet à la générosité des officiers. Tout le monde trouve étrange qu’il ne paie pas lui-même ce bouquet qui ne coûtera certainement pas très cher, étant donné que les fleurs sont très répandues ici.

On a institué une commission de rapatriement qui ressemble fort à une cour martiale car elle est présidée, non par un médecin, mais par un lieutenant-colonel.

On va examiner les militaires qui ne sont pas dans le cas de passer l’hivernage. Et on les renverra; mais on ne veut pas dépasser le nombre de 24 en tout, dont 4 officiers.

On ne voit de ces énormités que dans l'armée de terre, et il nous tarde à tous de voir partir tous ces parasites qui vivent à nos dépens. Je présente quatre ou cinq hommes de mon bataillon, seulement.

Le Docteur Trabaud est allé voir, ce soir, un médecin hova, docteur des facultés de Lyon et Montpellier, qui est réellement un praticien, paraît-il.

Il va sans dire qu’il parle très bien le français, et il est installé tout à fait à l’européenne, et son outillage de chirurgien est très complet.

Il a également une bibliothèque médicale très bien montée, et il est abonné à plusieurs publications périodiques médicales.

Trabaud l’a interrogé sur sa clientèle et sur les maladies les plus répandues dans ce pays.

Il y a ici presque toutes les maladies régnant en France, dans les grandes villes, mais on a constaté peu d’épidémies.

Le docteur est surtout un assez bon chirurgien, à en juger par les opérations qu’il a faites.

Nous étions tous très étonnés de ne jamais voir passer d'enterrement dans les rues, il paraît qu’ils ont lieu la nuit.

Une pratique à signaler, c’est la façon dont les femmes portent leur enfant. Elles ont toutes le lamba traditionnel, c’est-à-dire un drap blanc passé en guise de châle autour du corps, dont un des coins est rabattu sur l’épaule.

L’enfant est placé contre le dos de la mère, les jambes écartées et enveloppées dans le lamba.

Lorsqu’il glisse, la mère baisse la tête, donne un coup de rein et fait remonter par une secousse l’enfant sur les épaules.

enfant 133

Comme tu le vois, c’est très simple. Les femmes marchent, sautent, courent, avec ce précieux fardeau, sans avoir l’air d’en être gênées le moins du monde.

Chose plus extraordinaire, on ne voit jamais un lamba, ni mouillé, ni souillé. Ce qui parait indiquer que la mère donne de très bonne heure, des habitudes de propreté à son enfant.

Je n’ai pas encore vu un seul lamba sali par l’enfant, et Dieu sait si on voit passer des femmes avec leur fardeau dans le dos.

Aujourd’hui, en allant visiter une vieille maison dont on va faire une caserne, j’ai trouvé dans une chambre des sagaies. J'en ai fait faire un choix de huit que j'emporterai en France comme souvenir.

Cela ornera toujours une face de vestibule ou de pièce. Il y a ici des portemanteaux très jolis et bon marché qui feraient très bien chez nous, mais j’hésite à les emporter à cause des difficultés de transport.

J’en emporterai peut-être un, en guise de modèle, car on pourrait en faire de semblables en France ; ils sont certainement très pratiques et très commodes.


10 Novembre. Dimanche.

Ce matin, je n'ai pas pu assister à la messe à cause du travail pressé de bureau que j’avais à faire. Je l'ai bien regretté, car il me semble que quand je suis dans l’église, je suis un peu en France et par suite, plus rapproché de vous tous.

Nous commençons à nous ressentir du renouvellement de saison.

Presque chaque soir, nous avons de l'orage, orage qui est précédé d’une température plus lourde. Néanmoins, la chaleur est très supportable et le maximum dans ma chambre n’a pas encore dépassé 23 °C, ce qui n’est rien.


11 Novembre. Lundi.

Tu ne saurais croire combien je suis heureux d’inscrire une nouvelle date sur mon journal. Cela me rapproche de toi d'un jour, et le jour du départ n’est peut-être pas si éloigné que nous le croyons.

Si je ne puis partir de suite, c’est que je ne pourrai pas faire différemment, mais sois certaine que, dès que mon année sera terminée, quoi qu’il arrive, je me ferai rapatrier.

On dit que toutes les troupes qui ont fait la colonne seraient relevées au mois d’Avril.

C’est la dernière limite pour nous, et à la fin Mars je me présente au conseil de santé. Je suis peut-être le seul, ou au moins un des rares, qui n’ait rien eu jusqu’ici, car tout le monde a été plus ou moins éprouvé. J'attribue cela à l’hygiène que j’observe scrupuleusement. Tous ceux qui m’ont connu en France sont étonnés de me voir aussi bien portant.

Trabaud est toujours plus ou moins fatigué, et a presque continuellement la fièvre.

Je reçois à l’instant ta lettre n°6 que je croyais perdue. Elle arrive avec celle de mon oncle m’annonçant la mort de la grand-mère, et une lettre de Justin.

Je suis heureux de savoir Madame Garoux près de toi. C’est une bonne compagne, et les petites doivent être heureuses de l’avoir auprès d’elles.

Justin m’annonce la venue d’un enfant pour la fin Octobre ou le commencement de Novembre. Ils doivent être bien contents tous, et ils attendent un gros garçon, mais ce sera certainement une fille : il ne peut en être autrement dans la famille. L’essentiel est que tout aille bien.

Je vais leur écrire, ainsi qu’aux Alavène.

Tu peux dormir tranquillement sur mon compte ; jamais je n’ai été aussi bien portant.

Je mets mes feuillets dans une enveloppe, et cela part lorsque le vaguemestre passe chez moi. Je pense que tu dois être heureuse de recevoir d’aussi longues lettres.


Tananarive, 15 Novembre 1895.

Ma chérie,

Ma santé est toujours bonne et je me soigne aussi bien que possible. Je t’envoie par le même courrier, mon journal n° 21. Accuse-moi toujours réception des numéros de mes lettres afin que je sache si tu est tenue au courant de ma correspondance.

J’ai écrit par ce courrier au général Reste, à Victorine, et à Justin.

Je n'ai pas encore reçu mes effets de Majunga, et je ne sais pas quand je pourrais les recevoir. Ils passent par Tamatave, paraît-il.

J’ai été obligé, aujourd’hui, d'acheter un complet blanc, que j’ai payé 35 Fr. pour aller déjeuner, dimanche, chez le général Duchesne.

C’est un déjeuner qui me coûte cher, mais je ne pouvais pas faire différemment ,car tous mes effets sont pas mal usés par la colonne.

En ce moment, on est assailli de marchands de soieries, comme au Tonkin, à l'époque du Têt.

Tous ces gens-là ont besoin d’argent pour la fête du bain de la Reine, et ils viennent offrir tout ce qu’ils ont à vendre. Nous avons tellement d’étoffes que j’hésite à acheter, et je n’ai pris que l’indispensable, pour orner un peu ma case.

Demain j’irai faire un tour au marché qui sera peut-être bien approvisionné, en vue justement de la fête qui doit avoir lieu le 20.

Dès que le service des colis postaux sera installé régulièrement, je t’enverrai quelque chose pour les petites et pour toi, mais pour le moment je n’ose pas confier quoi que ce soit à la Poste, car le service est bien irrégulier.

Je te quitte, en te chargeant de mes amitiés pour tous.

Embrasse les parents pour moi, et fait à nos mignonnes les plus grosses caresses de leur petit père, qui pense bien rentrer bientôt pour les embrasser.

Je te dévore de caresses.

Émile.


N° 22

16 Novembre. Samedi.

On vend toutes les marchandises que le premier ministre avait accumulées dans son palais. Il y a là toutes sortes de choses, depuis des objets de grande valeur, jusqu'aux bibelots les plus enfantins. C’est un véritable magasin de bric-à-brac.

C’est une distraction pour nous d’assister à ces ventes. Les indigènes se lancent comme des fous, et font monter les prix dans des conditions exorbitantes.

Il est très difficile d'acheter dans des conditions pareilles.

Le général en chef avait jeté son dévolu sur différents objets qu'il convoitait, et avait fait faire un lot de son choix, sur lequel on avait mis une étiquette en évidence à son nom.

Il espérait sans doute que personne n’oserait pousser mais c’est le contraire qui a lieu. Et ce lot qui valait à peine 350 à 400 Fr., est monté jusqu’à 900 Fr. et a été adjugé à un Malabar.

Le général De Torcy avait fait la même chose, et pareil incident lui est arrivé.

Le général Voyron, seul, a fait d’assez bonnes affaires, mais malgré tout ce qu’il a acheté est encore cher.

Nous avons acheté un lot de cristaux pour la gamelle, dans lequel se trouve une lampe de bureau nickelée toute neuve, comme celle que je voulais acheter à Toulon.

C’est surtout pour cet article que nous avons acheté le lot. Je paie la lampe 30 Fr. pour dégrever un peu la gamelle.

Tu as dû apprendre la nomination au grade de général, du colonel Chevallier, je lui ai envoyé une carte pour le féliciter.

Je ne sais si je t’ai dit que le colonel De Lorme avait été rapatrié pour raison de santé. Il est très fatigué par une bronchite chronique qui s’est aggravée pendant la campagne, et il est à craindre que son état devienne très grave
en route, avec les pluies.

En ce moment, on fait les préparatifs pour la grande fête du bain de la Reine, qui aura lieu le 22 Novembre.

Les coquettes préparent leurs plus belles toilettes. Hier, j’ai vu passer dans les rues de superbes chapeaux portés par des femmes esclaves pour leurs maîtresses. Tout cela promet.

Il paraît que l’une des cérémonies les plus curieuses est celle de l’offrande des bœufs à la Reine. Cela se passe sur la place d'Andohalo.

Et par suite, nous serons aux premières loges. Le fils de notre propriétaire m’a écrit pour me demander l’autorisation de venir assister à cette cérémonie sur notre terrasse. Il va sans dire que je la lui ai accordée.

Le deuil est porté ici de la façon suivante : les hommes ont le crêpe au chapeau comme nous (cet usage doit avoir été introduit par les Européens).

Les femmes ont une robe noire, avec le lamba blanc par-dessus et leur chevelure flottante, ce qui leur donne une physionomie toute particulière, surtout celles qui ont les cheveux un peu crépus ; on dirait une crinière.

Les Hovas sont en retard pour ce qui est des instruments de culture. Ils travaillent la terre avec une bêche à long manche, qu’ils appellent angada, c’est d’ailleurs d’origine française.

angada 138

Comme ils sont pieds nus, et qu’ils ne peuvent appuyer avec le pied sur le fer de la bêche, ils font effort sur le manche qui est très long, et qui remplit l’office de levier et ils soulèvent, par ce moyen de grosses mottes de terre, qu’ils empilent l’une sur l’autre pour les faire sécher, et il les broient plus tard pour les jeter dans le carré de rizière, qu’ils veulent ensemencer.

Ils broient cette terre très finement comme de la poussière, et la mélangent à l’eau : ce qui forme une sorte de bouillie, dans laquelle ils repiquent leur riz.

Le labourage est inconnu, et je crois que l’angada est leur seul instrument aratoire.

battre riz 138

Pour battre leur riz, ils procèdent très simplement. Ils ont des aires pavées et au milieu se trouve une pierre debout, sur laquelle ils frappent les gerbes dont le grain se détache.

Quelquefois, et c’est le cas à peu près général, ils frappent l’épi sur une pierre horizontale reposant sur deux pieds verticaux. Le grain de riz détaché ainsi de l’épi, est encore recouvert de son enveloppe et pour le conserver, on le renferme dans des silos, trous creusés dans la terre argileuse en forme de jarres, que l’on tapisse de nattes, et que l’on ferme avec une dalle recouverte de terre.

Le paddy (ou riz non décortiqué) se conserve ainsi très longtemps.

Pendant la colonne légère, dans tous les villages abandonnés que nous avons traversés, nous avons trouvé de nombreux silos remplis de paddy, et cela a été pour nous une grande ressource, car nous avons pu nourrir abondamment nos chevaux et mulets qui, sans cela, auraient beaucoup souffert de la faim, les transports de paddy étant difficiles, sinon impossibles.

Il paraît que le général Voyron est très fatigué et garde la chambre. Je vais aller le voir aujourd’hui avec le Docteur Trabaud.

Ce dernier est mieux maintenant, et commence à reprendre.

Hier, j’ai fait faire un filet à mon lit pour remplacer les planches qui formaient un sommier par trop dur, et je suis bien mieux couché.

Il ne me reste qu’à faire faire un matelas plus confortable, pour remplacer le sac de paille, qui en tient lieu pour le moment.

J’ai encore acheté dix rabanes, bon marché (8,50 Fr les 10), pour rideaux.

Aussi, ma chambre commence-t-elle à avoir l’air de quelque chose.

La saison des pluies s’établit lentement ,et nous avons, depuis quelques jours, un temps gris très désagréable.

Il fait très humide, et on a presque froid.

Aujourd’hui, dimanche, le ciel est gris et il crachine comme au Tonkin.

Dans tous les cas, cela nous assure une température très agréable, presque tempérée.

Les communications entre Tananarive et Tamatave sont actuellement rétablies, et il arrive presque chaque jour des personnes (européens ou indigènes).

Les négociants ne sont pas encore bien approvisionnés cependant, et le vin manque presque totalement sur place ; ce qui fait le désespoir de mes commensaux, qui ne peuvent s’en passer.

Quant à moi cela ne me gêne guère, comme tu le sais très bien.


17 Novembre. Dimanche.

Ce matin, j'étais invité à déjeuner au quartier général, chez le général Duchesne.

Cela m’a fourni l’occasion de visiter la résidence. C’est un très beau bâtiment, confortablement installé, sans luxe criard.

La salle à manger est superbe, comme dimensions et comme décoration.

Elle contient une superbe tapisserie des Gobelins qui a coûté, paraît-il, 15.000 Fr.

Le style des meubles est très sévère.

Le plafond est lambrissé, et présente un très beau travail.

Le salon est également très remarquable, surtout par sa décoration. Tout l’intérieur est très bien compris pour une habitation coloniale.

Le vestibule est vaste, et l’escalier monumental. Je pense que le premier étage est en rapport avec le rez-de-chaussée, dans quel cas, l'ensemble est fort beau.

Le déjeuner est ce que sont tous les repas officiels, surtout avec le général en chef, qui cause peu et est froid.

On a causé de choses insignifiantes, et on avait parfois des calmes absolus où personne ne parlait, ce qui jetait un froid énorme sur tout le monde.

J’étais à la gauche du général qui a peu causé.

Le soir, je suis allé avec Trabaud rendre visite au général Voyron qui est un peu fatigué.

Il ne recevait personne, mais il a fait exception pour nous. Nous l’avons trouvé assez fatigué et inquiet, surtout. Il se frappe, et peste continuellement contre le ministre de la Marine, qui ne lui a pas encore répondu à ses propositions par télégramme.

Il voudrait être nommé de suite, général de division, car ils sent très bien que si on se contente de le mettre au tableau, cela ne l’avancera pas à grand-chose.

Il a paru enchanté de notre visite, et nous en a très vivement remerciés.

En sortant de chez lui, nous sommes allés faire un tour du côté du quartier anglais à Faravohitra, où est cantonné Lalubin avec ses deux compagnies.

Ils ont un logement très gentil, entouré d’un beau jardin, où l'on ne peut que bien se porter.

Ils sont, eux aussi, atteints de fièvre d’acclimatement, l’officier payeur surtout. Il est rare qu’on échappe à cette fièvre à Tananarive, surtout lorsqu’on a été impaludé dans le bas.

Ma lampe fait merveille et éclaire admirablement. Cela égaie ma chambre le soir, et m’empêche de me coucher trop tôt. Je lis un peu ou je promène en attendant que le sommeil me gagne.


18 Novembre. Lundi.

Ce matin, on nous a apporté le reste de notre lot. Ce sont des verres, tout un service, et un petit cabaret assez coquet, en forme de chapeau, que j’ai pris à mon compte pour 15 Fr. S’il n’est pas cassé avant mon départ, je l’emporterai avec la lampe, en souvenir de Tananarive et du palais du premier ministre.

Le courrier de Tamatave nous apportant nos lettres de France, a été distribué, ce matin, à 10 heures.

J’ai reçu ta lettre n°8 du 11 Octobre. Je suis heureux de vous savoir tous en bonne santé, et d’apprendre que notre petite Andrée a fait sa première dent.

Dès que les colis postaux seront sûrs, je t’enverrai ton étrenne de nourrice. Je vais me renseigner au sujet du jeune De Maussonet. Il n'est pas certain qu'il soit encore à Tananarive.

Il aurait dû se présenter à moi. J’aurais pu m’occuper de lui plus efficacement au moment des propositions. Maintenant c’est un peu tard.

Tu as raison de te créer quelques relations ; cela te distrait.

J’ai vu avec plaisir que Tata était toujours auprès de toi et que Victorine allait venir prochainement.

J’ai reçu une lettre d’elle. Elle me parle de la succession de la grand-mère, mais en termes vagues, me disant que tu as dû me tenir au courant de cette affaire, or tu ne m’en parles pas du tout.

Les journaux nous apportent un écho affaibli de ce qui s’est passé en France dans les derniers jours de Septembre, et au commencement de Novembre, en attendant la prise de Tananarive.

On sent que tout le monde était inquiet sur le sort de la colonne légère et, ma foi, il y avait réellement sujet, car on a tenté là une grosse aventure pleine d’incertain.

Le courrier prochain sera encore plus intéressant pour nous, car il nous apportera les journaux après la nouvelle de l’entrée à Tananarive.

Voilà encore un nouveau ministère, nous n’en sommes pas à un changement près, en France, mais c'est triste, malgré tout, de voir cette instabilité continuelle qui entrave toutes les affaires.

Je vois que les interpellations sur Madagascar vont pleuvoir. Il y a de quoi s’amuser si on veut se donner la peine d’interroger les gens qui ont assisté à toutes les affaires, et on en apprendra de belles en France.

Ici, on vit loin de la politique, sans toutefois y rester complètement étranger.

Il y a d’ailleurs la politique locale qui présente quelque intérêt.


19 Novembre. Mardi.

Je suis allé faire un tour, ce soir, au palais du premier ministre, pour voir les objets que qu'on mettrait en vente demain.

Il n’y a presque exclusivement que des objets de Chine et du Japon mais peu d’objets ayant quelque valeur : c’est surtout de la camelote ; bronzes faux, tapis brodés grossiers, kakémonos ordinaires, tables laquées, etc.

Les seuls objets de valeur ont été rassemblés en un très gros lot, par quelques officiers qui se sont syndiqués pour l’acheter.

Cette manière de faire est assez ingénieuse. On choisit tout ce qui vous convient, et dont on estime la valeur, et on en fait un lot que l’on fait mettre en vente. On le pousse jusqu’à ce qu’il ait atteint le prix maximum que l’on veut y mettre.

Certains individus, plus malins ou moins consciencieux, font mieux encore. Ils dissimulent sous des objets de peu de valeur, d’autres objets de prix qui se vendent ainsi pour rien.

Je n’ai rien trouvé à mon goût, et d'ailleurs tout se vend affreusement cher.

Il y a entre autres choses, plus de 50 cartons contenant des étoffes de soie ou de velours, qui se vendront certainement plus chères qu’en France.

Ce sont surtout les Indiens qui font monter les prix.

On retrouve ensuite tous ces objets dans des petites boutiques qui s’installent le long des rues ou au marché, pour revendre les objets achetés.

Je me demande à quel prix tout cela doit être revendu, pour que ce marchand puisse faire ses affaires.

Ce soir, il y a un mouvement inusité dans les rues. De notre petite terrasse, nous assistons au défilé qui ne discontinue pas. Ce sont de belles dames et messieurs non moins beaux, qui font les visites pour porter leurs vœux à leurs parents et amis à l’occasion du nouvel an, qui est fêté le 22 Novembre.

Il est une coutume assez curieuse, qui consiste à faire un cadeau d’argent aux personnes que l'on va visiter.

Le grand chic est d’offrir une pièce en or. Notre propriétaire, un 13e honneur du nom de Ratsimihaba, est venu demander des pièces de 20 Fr. en or à l’officier payeur du bataillon, en échange de pièces en argent pour faire ses cadeaux.

Le général en chef a dû recevoir la forte somme, si tous les gros bonnets de l’endroit sont allés lui présenter leurs devoirs.



N°23

La fête du premier de l’an (ou fête du bain, en malgache Fandroana), tombe à des époques variables de l’année, le calendrier malgache comptant par mois lunaires.

Actuellement, le premier de l’an serait au mois de Mai. Mais depuis l’avènement de la Reine Ranavalo III (en 1883), la fête du bain a lieu invariablement le 22 Novembre, jour anniversaire de la naissance de Sa Majesté.

Les vieilles coutumes malgaches sont en partie perdues, mais il en subsiste néanmoins encore beaucoup, et d’assez curieuses.

Il y a d'abord la fête des feux de joie dans les soirées du 20 et 21. On allume des feux de paille sèche un peu partout, et c’est parait-il, très pittoresque.

L’artillerie s’unira à cette fête en tirant un feu d’artifice, le 21 au soir, à 7h30, sur la hauteur d ‘Ambohijanari, qui est à l’Ouest de Tananarive. Je vois d’ici l'étonnement de tous les bons Hovas.

Cette nuit, entre 3 et 5 heures du matin, les bœufs arrivent de la campagne et sont conduits au palais de la Reine, pour y être distribués au peuple.

Il ne fait pas bon courir dans les rues la nuit, et surtout le lendemain entre 10 heures du matin et 1 heure, pendant que les bœufs sont conduits dans les rues de la ville par les heureux possesseurs. Aussi, a-t-on consigné tous les casernements, et on ne doit même pas laisser les factionnaires dehors.

C’est le 22 qu’a lieu la fête du bain proprement dite. On doit distribuer des cartes aux officiers pour assister à la cérémonie.


20 Novembre. Mercredi.

Les préparatifs de la fête continuent.

On ne voit passer que gens endimanchés faisant des visites, et esclaves portant des victuailles et des fagots de bois.

On ne tue pas pendant la durée de la fête. C’est une coutume très respectée, paraît-il.

J’ai été désigné pour faire partie de la délégation qui ira, demain matin, offrir un bouquet à la Reine.


Tananarive, le 21 novembre 1895.

Ma chérie,

Je fais partir, aujourd’hui, par Majunga, mon journal numéro 22 ,et demain ma lettre partira par Tamatave. Ainsi, j’ai quelque chance que l’une des deux missives t’arrive.

Il paraît que les communications sont interrompues entre Tamatave et Tananarive à cause des crues des rivières qui, paraît-il, sont très fortes, depuis les derniers orages.

Je me porte toujours très bien, et ne me fais pas de bile, essayant de tuer le temps le mieux possible, en attendant la rentrée en France.

Différents bruits ou versions circulent à ce sujet, le plus fondé est que l’on rapatrierait tout le corps expéditionnaire en Avril, c’est-à-dire après un an de séjour.

Je ne pense pas pouvoir rentrer avant cette date, car les rapatriements seront rares, et surtout difficiles, et on ne renverra que les officiers bien fatigués.

Il y a en outre, une raison pour qu'on évite, autant que possible, de rapatrier du monde, c’est que la côte est très malsaine pendant l’hivernage, et qu'il suffit d’y séjourner pendant quelques jours, pour être atteint de fièvres terribles.

Nous apprenons, chaque jour, de nouveaux décès de nos hommes laissés en arrière. Ils mouraient comme des mouches dans les ambulances, et beaucoup ont payé très cher leur peur d’aller en avant.

Je t’assure que j’aurais préféré, pour mon compte personnel, mourir en allant de l’avant, que de retourner en arrière.

Nous sommes en pleine période des grandes fêtes du premier de l’an (anniversaire de la Reine), je te raconterai cela dans mon journal car cela paraît original.

Donne-moi quelques renseignements sur la succession de la grand-mère, bien que ce soit très peu intéressant pour nous.

Victorine m’en dit deux mots seulement.

Écris-moi maintenant à Tananarive, et non à Majunga, car cela retarderait les lettres.

Mes amitiés à tous, embrasse les parents et fait mes plus gros baisers aux fillettes, et garde pour toi la meilleure part.

Émile Destelle.


21 Novembre. Jeudi.

Comme je n’ai pas reçu encore ma petite malle de Majunga dans laquelle sont mes effets propres, j’ai été emprunter, hier soir, un veston bleu à Lalubin pour la visite de la Reine.

Comme nous sommes de même taille et de même corpulence, son veston me va admirablement. J’ai mis dessus tout ce que je possède de décorations, Légion d’honneur, palmes académiques et médaille coloniale, que je mets pour la première fois.

À 9h30, je suis parti, beau comme un astre, en filanzane pour le palais. La délégation devait se réunir à la porte du palais.

Les rues étaient encombrées de monde. Je dois dire que de tous côtés arrivent encore des bœufs, formant de véritables troupeaux qui vont grossir les troupeaux déjà parqués sur la place d’ Andohalo.

Les terrasses, escaliers et rampes de la place, se garnissent de curieux accroupis dans leur lamba blanc, formant de véritables grappes humaines du plus joli effet.

De la neige partout sous un soleil ardent et radieux.

La terrasse et les larges marches de la cathédrale anglicane, en face de notre logement, sont littéralement bondées de monde.

Une animation extraordinaire règne partout.

Nos porteurs courent pour montrer notre importance ; c’est un honneur que l’on fait aux personnages de marque.

La rue du palais est remplie d’une foule grouillante qui s’écarte avec respect sur notre passage.

Les décorations attirent leur regard, et tout ce peuple de grands enfants ouvre de grands yeux, en voyant défiler les uniformes et les décorations.

À la porte du palais, formant la haie, des soldats de la Reine Ranavalo et un officier.

Un cri rauque est poussé, un appel de crosse sur les dalles et tous ces singes habillés en soldats font voltiger leurs armes en l’air et la présentent à peu près convenablement et, dans tous les cas, avec un ensemble très acceptable.

Mais quelle tenue, grand Dieu ! Pantalon et veste blancs, mal ajustés,
et shako.

Cette coiffure est ridicule sur ces têtes noires et qui plus est, leur état n’est pas brillant. La plupart sont rongées par les insectes et sont de misérables coiffures qui donnent un aspect lamentable à ceux qui les portent.

Pas de chaussures, bien entendu. Les officiers sont affublés d’uniformes disparates, au goût de chacun : les uns ont des uniformes anglais ou français, d’autres sont en blanc.

Mais presque tous ont des bottes en cuir fauve ou des housseaux.

Dans la cour, se trouvent plusieurs piquets en armes qui rendent les honneurs, avec les mêmes commandements rauques et le même ensemble.

Peu de monde dans la cour. Quelques officiers sont déjà arrivés au rendez-vous.

On se salue et on cause, en attendant le général en chef. Bientôt commence le défilé des dames d’honneur qui viennent prendre place dans le salon.

Chacune d’elles pénètre par la porte principale, escortée par un monsieur portant son ombrelle. Les toilettes européennes les plus variées sont portées par ces dames. On dirait des poupées gentiment habillées, à la dernière mode (car la plupart de ces dames se font habiller à Paris), mais elles ne sont ni jeunes ni jolies, à part deux ou trois.

Leur taille est généralement bien prise et élégante, et elles défilent en prenant les manières les plus distinguées qu’elles peuvent inventer.

Et tout ce monde se découvre ou s’incline simplement en passant devant le tombeau de Radama, qui est situé à gauche, en entrant.

À 10 heures, le général Voyron fait son entrée, suivi de son officier d’ordonnance. Il nous serre la main et cause avec nous. Il paraît fatigué.

Peu après, un mouvement de foule se produit, on entend des cris rauques de tous côtés, dans le palais.

C’est la Reine qui arrive de ses appartements privés, pour se rendre dans le salon d’audience.

Les piquets présentent les armes et les officiers s’égosillent à pousser leurs commandements bizarres.

De l’autre côté, au même instant, comme s’ils s’étaient donnés le mot, arrive le général en chef.

Mêmes commandements, mêmes honneurs. Le cortège se forme et, précédés d’une superbe corbeille de fleurs enrubannés aux couleurs de la Reine et de la France, nous pénétrons dans la salle d’audience.

Même cérémonial que le jour de la première réception, mais on sent qu’il ne se passe pas aujourd’hui un acte aussi important que celui du 5 Octobre.

Le général lit son petit speech de félicitations, auquel la Reine répond par quelques mots, puis on s’assoit un moment, et le général cause au moyen de l’interprète avec la Reine, et ils échangent force compliments.

L’un d’eux parait sensible à la souveraine. C’est la nouvelle de l’arrivée prochaine du prince Radhami, qui est son futur et jeune époux de son choix.

Avant de prendre congé d’elle, le général lui dit encore quelques mots aimables, auxquels elle répond en incitant le général à accepter la décoration de Madagascar.

Le général accepte, bien entendu, mais il dit à Sa Majesté qu’il lui fera une visite spéciale pour recevoir cette croix. Probablement une visite plus intime, comme disent les mauvaises langues. Il faut bien rire et médire un peu, même à Madagascar.

Vers 1 heure du soir, les troupeaux qui étaient restés parqués jusqu’alors sur la place, commencent à s’ébranler vers le palais.

On va offrir tous ces bœufs à la Reine, qui les distribuera ensuite au peuple et à quelques personnages.

Les curieux affluent de plus en plus sur la place, pour assister au passage des bœufs. Les premiers arrivent, suivis d’une foule en délire, car on les lache du palais, et ils appartiennent à ceux qui les prennent, opération qui n’est pas toujours des plus simples.

En débouchant sur la place d’Andohalo, ces pauvres animaux sont ahuris de voir toute cette population hurlante.

C’est un coup d’œil vraiment pittoresque de voir tous ces lambas blancs s’agiter. Le bœuf fonce dessus ou fuit apeuré, selon sa nature.

Ce sont des cris assourdissants. Chacun essaie de saisir la bête par la queue ou par les cornes, mais celle-ci se défend et ce sont des bousculades qui ne sont pas sans danger.

Ce qui est le plus curieux, c’est de voir comment les individus pressés de trop près par le bœuf, esquivent les coups de cornes.

Ils se laissent tomber à terre, comme une masse inerte, et se pelotonnent en boule, la tête repliée sur le ventre, de sorte que le bœuf n’a pour ainsi dire pas de prise avec ses cornes, et ne peut que les faire rouler.

Cette course folle a duré jusqu’à 7 heures du soir, les bœufs se succédant toutes les cinq minutes.

Il faut voir avec quel acharnement les indigènes frappent ces malheureuses bêtes, lorsqu’elles sont vaincues par la masse et qu’elles gisent à terre, épuisées.

C’est là où l’on comprend bien la lâcheté et la cruauté de ce peuple civilisé en apparence.

Nous avons vu une pauvre bête que l’on traînait par les cornes, et qui avait les flancs littéralement écorchés par le frottement.

Un incident a marqué cette course. Les Sakalaves, employés de l’administration, sont arrivés vers 5h30, à la sortie du travail, et se sont rués sur la place pour s’amuser eux aussi.

Ils voulaient être les seuls et les maîtres, et bientôt une bagarre s’en est suivie et les pierres ont commencé à pleuvoir sur les Hovas qui voulaient s’opposer au jeu des Sakalaves. Mais ce peuple est bon enfant, et bientôt l’accord s’est fait, et on s’est amusé sans arrière-pensée.

Nous avons remarqué que certains bœufs, et ceux-là formant de petits troupeaux de 4 à 8, étaient conduits tout tranquillement sans être inquiétés, et introduits dans la demeure de personnages importants.

Vers la fin, tous les bœufs étaient attachés aux cornes ou à une jambe, ce qui rendait la course bien moins intéressante.

Le soir, à 7h30 l’artillerie a tiré son feu d'artifice consistant en bombes, fusées, pétards.

Il fallait voir l’ébahissement des Hovas qui poussaient des cris d’admiration et de surprise.

Nous ne nous sommes pas dérangés pour si peu, et avons tranquillement continué notre repas.









22 Novembre. Vendredi.

C’est aujourd’hui le grand jour, anniversaire de la Reine.

À 5 heures du matin, la batterie qui se trouve à côté de la cathédrale a tiré une salve. Ces vieilles pièces reposent à terre, et sont certainement plus dangereuses pour les artilleurs, que pour ceux sur lesquels elle tirerait.

Je suis allé voir le colonel, à 8 heures, pour causer de questions de services. Il a enfin accordé la permutation entre Hitar et Martel, et je suis enchanté de me débarrasser du premier comme officier payeur.

Il y avait longtemps que je désirais ce changement. Le colonel m’a remis trois cartes pour la fête de ce soir au palais, le bain de la Reine.

Vers 4 heures nous voyons circuler de superbes officiers hovas en tenue d’artilleur surtout ; ce sont les cadets.

Ils ont de beaux casques à pointe, comme ceux des Anglais, avec des ornements en cuivre ou argent doré.

Leur tenue est irréprochable et ils sont tous gantés en blanc. Nous avons dîné de meilleure heure, afin de pouvoir nous rendre au palais à 7 heures du soir, heure officielle.

En partant, nous avons joui d’un spectacle assez original.

Sur toutes les terrasses des maisons, on voit des habitants promener avec des torches de paille ce qui produit le plus joli effet, étant donné que la ville est bâtie en amphithéâtre.

Le coup d’œil doit surtout être très beau du bas de la ville. La rue qui conduit au palais est pleine de monde, et aux abords de la porte principale c’est une forêt de bras de filanzanes qui se dresse contre les ruines.

L'éclairage extérieur est piteux et consiste seulement en de mauvais réverbères à flamme fumeuse.

La garde se démène, et porte et présente les armes, avec force bruit.

Nous pénétrons dans la cour du palais. Une haie de lanternes vénitiennes conduit à la porte centrale, qui s’ouvre vers l’Ouest.

À l’entrée même de la cour, et à l’extrémité de l’allée partant de cette entrée, devant la porte Nord du palais se trouvent deux lampadaires pareils à ceux que l’on voit dans les églises, avec châssis vitrés dans lesquels brûlent des bougies. Cela rappelle les cierges que l’on fait brûler en l’honneur des saints.

La foule encombre l’entrée de la salle où doit se passer la cérémonie, et nous avons de la peine à la faire écarter, bien que dès que nous soyons aperçus tout le monde se jette à droite et à gauche, pour nous laisser passer.

À l’entrée se trouvent des pièces d’artillerie, et entre autres, une mitrailleuse.

La garde d’honneur et de beaux officiers avec le casque à pointe forment la haie, et rendent les honneurs.

En pénétrant dans la salle, on est d'abord un peu ébloui par les lumières et on ne distingue rien, si ce n’est une réunion compacte de gens de toutes nationalités représentées en Europe et au fond, le trône de la Reine sous un dais rouge.

Nous avons de la peine à nous frayer un passage et heureusement, un Hova de marque se précipite au-devant de nous, et nous conduit à des chaises qu’on a fait vider par des Hovas ; ce qu'ils font d’ailleurs de très bonne grâce.

Nous nous sommes faits à la clarté, et nous pouvons alors nous rendre compte de la disposition de la salle et de la composition de l’assemblée.

Nous sommes placés juste vis-à-vis du trône. La salle est très grande et comme dans toutes les constructions hovas anciennes, elle occupe tout le centre du palais.


N° 24

Cette grande pièce est carrée et communique avec les vérandas par quatre portes placées sur chaque face, aux quatre points cardinaux. À chaque angle est une pièce plus petite qui ferme la véranda. Le plafond est soutenu par quatre longues poutres à angle droit, s’engageant au centre dans un énorme tronc d'arbre qui s’élève verticalement et qui, paraît-il, a 40 m de haut.

Les murs sont tapissés avec du papier blanc à grandes fleurs dorées. Le plafond est également tapissé avec du papier blanc parsemé d’étoiles.

Les fenêtres sont ornées de grands rideaux en mousseline, et à l’intérieur, d’autres rideaux en beau velours grenat.

Comme ameublement autour du poteau central, une plate-forme carrée qui supporte des vases du Japon, des Sèvres et des candélabres.

À droite (Est), une estrade qui supporte également des vases et des candélabres, et une corbeille surmontée d’un aquarium dans lequel nagent des poissons rouges.

En avant et du côté de la Reine, on a posé sur cette estrade la corbeille de fleurs offerte la veille.

Au plafond sont suspendus trois grands lustres supportant des lampes à pétrole.

Dans l’angle Nord-Est, près du trône de la Reine, se trouve une cabine faite en rideaux rouges, dans laquelle la Reine va se baigner.

Le trône ne manque pas de grandeur. C'est une sorte de fauteuil doré surmonté d’une couronne royale.

Il est recouvert d’un dais en velours rouge avec support doré, et haubans de même.

Sur le fond se détache, derrière la tête de la Reine, une couronne royale avec des rayons et un aigle noir. À droite et à gauche, contre le mur, sont des hallebardes très belles.

La Reine est en négligé, nu-tête dans un peignoir rouge (le rouge est la couleur royale) et drapée dans un lamba léger de même couleur. À sa droite se trouve un coussin en velours avec broderies en or, sur lequel repose la couronne royale.

En avant du trône et à côté des deux montants dorés, se trouve
deux gardes du corps en tenue d’artilleurs, casque en tête, conservant une immobilité complète. On dirait des statues.

Il y en a encore deux sur la haie qui conduit du trône à la porte d’entrée.

Quant au personnel présent, je citerai en première ligne, à droite du trône, les ministres, en tenue civile, drapés dans de superbes lambas.

Le premier ministre est là, en tenue grise avec un pantalon à bande brodée or, et un ceinturon or. Il est hideux, et je le représente ci-dessous.

1er ministre 154

Je comprends que la Reine qui est encore jeune et coquette, n'en ait pas voulu pour mari, malgré les lois du royaume.

On le voit s’agiter, se lever, parler à la Reine en s’inclinant et faisant des génuflexions ridicules.

C’est le seul Hova qui soit sans lamba.

À gauche sont les dames d’honneur en toilette de soirée, et recouvertes également du lamba.

Dans ce monde-là, on montre le père de la Reine, ou mieux son oncle et toute une série de sœurs, cousins, oncles, tantes, etc. etc.

Le côté femme est intéressant à voir. Il n’y a pas des beautés, mais quelques unes, jeunes, sont assez gentilles. On dirait des petits oiseaux bavards et curieux. Tout ce monde minaude, et prend des poses pour attirer l’attention.

On dit que ce ne sont pas toutes des vertus, et telle noble et grande dame ou princesse ne dédaigne pas de partager la couche de tel ou tel officier français.

Les autres spectateurs sont des européens et des Hovas Andrianas (nobles).

Au premier rang, les généraux (Duchesne, Voyron, De Torcy) et les officiers de l’état-major, puis une quarantaine d’officiers de toutes armes. On a distribué seulement 40 cartes pour tous les officiers.

La cérémonie a été ouverte par l’hymne national malgache suivi
de « la Marseillaise ».

Tout le monde les écoute debout.

Puis suivent les préparatifs du bain. On voit circuler des esclaves (hommes et femmes) avec des cruches d’eau et autres ustensiles indispensables.

On remarque beaucoup un esclave superbe qui paraît être le grand appariteur.

On chuchote doucement que la Reine a bon goût de se faire baigner par un gaillard pareil.

La musique, pendant ce temps, joue ses airs les plus variés. C’est un mélange d’harmonie et de sons assourdissants. Wagner se reconnaîtrait certainement dans cette musique endiablée.

De temps à autre on tire des feux de salves qui font sourire la Reine.

Nous voyons bientôt entrer des esclaves porteurs de paniers contenant des victuailles. On va préparer le souper.

En effet, dans un coin de la salle, se trouvent des fourneaux et on a fait du feu sur lequel se posent déjà des marmites.

On commence à trouver le temps long pendant tous ces préparatifs.

Enfin, les tam-tams se font entendre, suivis de l’air national.

La Reine se lève et se rend dans sa salle de bains improvisée.

Tous ces détails d’étiquette sont réglés par le premier ministre qui pousse un cri rauque, sorte de commandement de maître des cérémonies.

Le ministre protestant malgache se lève alors, et fait un discours à la Reine, pendant qu’elle se baigne, puis suivent des cantiques chantés par les personnes présentes. Tout cela est très original.

Ce bain est long, très long, et on voit entrer et sortir à tout instant de la cabine royale, des serviteurs et des servantes.

La musique, pendant ce temps, continue à nous gratifier de ses airs les plus variés.

Elle alterne avec un orphéon de jeunes gens et d’enfants, qui rappelle absolument les chœurs annamites qui accompagnent les danseuses.

Tout cela se passe dans la cour, et arrive un peu atténué par la distance.

Enfin, le premier ministre s'approche de la cabine et il paraît que le bain est terminé.

La musique, à un commandement de ce haut personnage, se met à faire rage.

Les salves recommencent, et les tam-tams font un bruit assourdissant.

Les rideaux s’écartent, et Sa Majesté nous apparaît dans un superbe costume de cour rouge avec bijoux et décorations et couronne en tête.

Alors, se passe une cérémonie originale. La Reine tient en main un ustensile assez semblable par la forme à ceux qui servent à puiser de l'eau dans les jarres. Le récipient est en verre coloré relié par des lamelles en métal (probablement argent doré). La poignée est dorée et entourée de velours rouge à l’endroit où la Reine la saisit.

récipient 136


La Reine s’avance majestueusement, et verse délicatement quelques gouttes d’eau de son bain contenue dans le récipient et asperge, d'abord le premier ministre agenouillé ainsi que les grands dignitaires, puis elle passe devant le front de l’assemblée et jette des gouttes de cette eau bénite sur nous tous, sans oublier le fourneau sur lequel se fait la cuisine et sur les cuisiniers.

Je crois que la cuisine est faite aussi avec cette eau.

Il ne faut pas oublier que la Reine est le grand pontife de la religion, comme la Reine d’Angleterre.

Après cette bénédiction, Sa Majesté monte sur son trône, et alors, les présentations et souhaits lui sont adressés par le premier ministre d’abord, puis par les grands dignitaires.

Un détail touchant à signaler, le père (ou l’oncle, tuteur) de la Reine, s’avance le dos courbé, en rampant presque, au pied du trône et adresse ses souhaits à sa fille, puis défilent successivement tous les autres personnages.

Viennent ensuite les discours.

Le premier ministre commence, et est suivi par tous les autres légumes. Cela n’en finit plus.

Après cette cérémonie, on reste plus d’une heure sans rien faire pendant que la cuisine se fait. Nous n’avons plus pour nous distraire que la musique et les chants.

Une odeur désagréable de viande gâtée arrive jusqu’à nous. On dépèce, en ce moment, le bœuf boucané de l’an dernier, et il paraît que certains morceaux ne sont pas parfaitement conservés, à en juger par l’odeur qu’il répandent.

Cette odeur devient bientôt très forte et incommode même toute l’assistance.

On fait alors circuler des parfums de notre côté, et toutes ces odeurs combinées forment un mélange des plus désagréables.

Enfin, les assiettes commencent à s’agiter, ainsi que les cuillers en corne. C’est un indice que le repas va bientôt commencer.

Mais ces préparatifs sont longs, et demandent encore près d’une demi-heure. Il est en ce moment 10h30, et nous sommes là depuis 7 heures du soir.

Mais avec un peu de patience, tout arrive à point, et nous voyons enfin circuler les serviteurs, avec les assiettes destinées à la Reine.

Ces derniers s’assoient à droite et à gauche des marches du trône et présentent les assiettes à Sa Majesté, qui mange très gracieusement en reposant les assiettes sur ses genoux, au risque de tacher sa superbe toilette rouge.

Les domestiques circulent dans les rangs avec des assiettes garnies de riz et de viande, et contenant une cuiller en corne. Nous avons tous voulus goûter à ce mets royal.

Le riz est cuit à l’eau et assaisonné avec du miel, et j’avoue qu’il est très bon.

Quant à la viande, elle est divisée en petites aiguilles et parfaitement grillée, presque carbonisée. Elle n’a donc pas beaucoup de goût, si ce n’est celui de la fumée et du boucané.

Le repas terminé, la Reine remercie l’assemblée, et nous défilons devant son trône pour prendre congé d’elle.

À ce moment, toutes les vieilles pièces répandues sur tous les points de la ville, font une pétarade insensée.

La nuit est très sombre et chaque coup de canon éclaire la ville ; c’est un spectacle assez imposant.


Tananarive, 23 novembre 1895.

Ma chère Angèle,

Tu recevras avec cette lettre mon journal n° 23. Tu y liras le commencement de la description des fêtes du premier de l’an malgache, description que je continue, car je pense que cela t’intéressera.

Ma santé est toujours excellente et je me soigne le mieux possible.

Nous avons des pluies torrentielles et que l’on peut facilement comparer à des déluges, aussi ne souffrons-nous pas trop de la chaleur.

Il paraît, d’ailleurs, que les mois les plus désagréables sont Janvier et Février.

Je suis menacé de ne pas recevoir mes effets que j’avais laissés à Majunga, car la route de Tamatave par laquelle ils devaient monter est paraît-il, complètement impraticable à cause des orages et des crues.

Les troupes de relève qui devaient monter ne le peuvent, et on ne sait lorsqu’on pourra faire faire ce mouvement, et cependant nous avons besoin d’hommes.

On me dit que le colonel Gonard qui est du côté de Tamatave, est très fatigué. Je ne sais ce qu'il y a de fondé dans ce bruit.

Dernièrement, lorsqu’il est venu à Tananarive, il avait l’air bien portant.

Dans ce pays, il faut constamment s’observer si on ne veut pas être malade et c’est ce que je fais.

Je te quitte en te chargeant d’embrasser les parents et de garder pour toi et les fillettes mes plus gros baisers.

Émile.


23 Novembre. Samedi.

Je prends la semaine.

Il ne fait pas bon circuler dans les rues, car les bœufs y courent encore. C’est ce matin qu’on les abat, sur la place d’ Andohalo.

Dès le jour, les gens circulent avec des planches sur la tête, qui doivent servir de tables pour découper la viande.

Les bœufs sont conduits au sommet de la place et, à l’aide de cordes on les entrave pour les coucher et on les saigne en leur coupant le cou avec un couteau : c’est très vite fait.

Immédiatement après, tous les spectateurs, armés chacun d’un couteau éventrent le bœuf et le dépècent ; tout disparaît, même les entrailles.

On a égorgé, ce matin, plus de cinquante bœufs sur la place.

Tout le gazon est rougi par le sang et nous souhaitons qu'il pleuve à torrents pour que la place soit nettoyée car, avec la chaleur, ce serait, demain, une puanteur épouvantable.

Entre-temps, les bœufs circulent pour se rendre dans les différents quartiers où ils seront égorgés.

En passant sur la place, c’est encore la course. Nous avons entendu pousser des clameurs et nous nous sommes précipités sur la véranda, où nous avons vu une foule hurlante agaçant un bœuf qui n’avait pas l’air commode du tout.

Les hommes se pressaient autour d’un individu allongé qui paraissait blessé. On l’a transporté sous nos fenêtres et il avait l’air en effet, d’être à moitié mort.

Pour tout secours, les assistants l’éventaient avec leurs chapeaux, ce qui n’avait pas l’air de le faire revenir très rapidement à lui. On l’a ensuite emporté comme un paquet de linge sale.

On nous a appris que la Reine avait donné 24 bœufs pour les troupes,
et 4 pour les officiers.

Vers 4 heures, ce soir, un orage très violent s’est abattu sur la ville. C’était un véritable torrent qui tombait du ciel, et bientôt, de toutes les rues avoisinantes l’eau dégringolait en cascade sur la place qui a été bien vite nettoyée.

Il fallait voir tous les bouchers improvisés s’enfuir avec leur quartier de bœuf sur la tête, et bientôt la place a été complètement vide. Je ne me rappelle pas une pareille pluie depuis fort longtemps. On ne voyait absolument rien à dix pas.


24 Novembre. Dimanche.

Les courses continuent toujours dans les rues. On nous apprend, ce matin, que le bataillon des tirailleurs malgaches a été envoyé dans le Sud pour réprimer le commencement d’une insurrection fomentée par les partisans du premier ministre.

Il paraît que le beau-père du fils de ce personnage a rallié quelques partisans, armés tant bien que mal, et il tient la campagne, pillant tout sur son passage.

Il a massacré la famille d’un ministre anglais, et le père de la mission catholique l’a échappé belle, car il a eu à peine le temps de fuir.

Le temps n’est pas beau pour se mettre en campagne et les troupes ont eu beaucoup de peine pour traverser l’Ikopa, même en pirogue.

Il a plu presque pendant toute la nuit.


25 Novembre. Lundi.

Il paraît que les Malgaches ont eu trois tués et trois blessés, un sergent français est tué.

Les courriers sont interrompus et on est sans nouvelles de la colonne. Le commandant Ganeval a 3.000 hommes en face de lui, mais heureusement ils sont mal armés et possèdent très peu de fusils.

Il paraît qu’ils sont très fanatisés et qu’ils se jettent sur les baïonnettes et qu’on en fait un beau massacre, mais on use aussi pas mal de munitions et Ganeval en réclame, ainsi que des vivres.

On lui envoie deux compagnies de tirailleurs Haoussas de renfort, avec une section d’artillerie.

Ganeval n’est pas l’homme qu’il faut pour réprimer une insurrection, car il est emballé et ne fait que des coups de tête. Il est probable qu’il va tout brûler, et massacrer tous ceux qui lui tomberont sous la main.

Quoi qu’il en soit, le général en chef et son état-major sont très ennuyés de cette situation et d’autant plus ennuyés, qu’ils ont rendu compte en France que tout le pays était tranquille.

Car il est probable que le consul anglais aura rendu compte, de son côté, au gouvernement anglais, que le pays était soulevé et qu’un sujet de Sa Majesté avait été assassiné.

Cette nouvelle arrivera aussitôt en France où on ne s’y attend guère, certainement.


26 Novembre. Mardi.

On est toujours sans nouvelles de Ganeval. J’ai reçu ce soir une lettre très urgente à faire porter à Tsarasaotra pour resserrer la garde du premier ministre, car on croit qu'il a des intelligences avec le dehors. J'ai envoyé un sous-officier en filanzane porter cette missive.

Ce soir, la Reine offre un repas aux Européens. On a désigné quelques officiers pour y assister. Je me dispense d’y aller, car ce ne sera pas intéressant ,certainement.

Vers 3 heures, les musiques de la Reine viennent donner des sérénades chez les personnes qui habitent sur la place d’Andohalo.

Dès qu’une musique cesse, l’autre commence, et ainsi de suite, et cela a duré jusqu’à 8 heures du soir.

Nous avons vu ainsi, ou plutôt entendu, tout le répertoire de ces musiciens.

De temps à autre, l’air national de la Reine se fait entendre
puis « la Marseillaise ».

Vers 5 heures, nous voyons sortir de l’une des maisons, celle qui est voisine de la nôtre, une véritable procession.

En tête, marche un tout petit bambin, habillé à l’européenne, nanti de velours rouge sombre. Il est tenu par la main par un esclave bien vêtu. C’est le petit-fils du premier ministre. Un gros personnage par conséquent.

Derrière lui, marche une suite de belles dames et demoiselles en toilettes superbes. Tout ce monde va visiter des personnages de marque.


27 Novembre. Mercredi.

On a reçu des nouvelles de la colonne Ganeval. Il paraît qu’il a affaire à des fanatiques armés de sagaies et de couteaux (ce sont des adeptes de la religion du sang).

Les premiers jours, ils ne connaissaient pas les effets meurtriers de notre fusil, mais comme ils en ont fait l’expérience à leur dépens, ils ne s’y frottent plus et se tiennent maintenant à plus grande distance.

Quant à Ganeval, pour ceux qui le connaissent, il est bien certain qu’il restera aussi longtemps que possible dehors, et aussi caché que possible, afin qu’on le laisse tranquille.

Il ne rêve que plaies et bosses, et ce doit être un beau massacre d'ennemis avec villages brûlés, etc.

Il veut surtout être proposé pour le grade de lieutenant-colonel, et fera tout ce qu’il pourra pour atteindre ce but. Les fumistes ont toujours raison dans notre métier.




28 Novembre. Jeudi.

Conférence de tous les officiers supérieurs et chefs de services chez le général en chef, à 2 heures du soir, pour conférer sur la situation.

Jamais pataugeage pareil. On a beaucoup causé et discuté, pour en arriver à arrêter quelques dispositions sans importance. Il en est résulté pour tous un peu moins de confiance dans notre chef.

Il a été aussi faible que possible, avouant à plusieurs reprises qu’il ne comprenait rien ; qu’il ne se rendait pas compte de la situation des troupes (il n'avait même pas sous les yeux une carte de la ville), bref, c'était tout à fait piteux.

Il y aurait une solution bien plus simple et qui supprimerait probablement tout ; ce serait de supprimer la cause première, c’est-à-dire le premier ministre en le déportant n’importe où, pourvu qu’ils soit très loin de Tananarive et hors de Madagascar.


29 Novembre. Vendredi.

Le fameux télégramme des nominations tant attendu, est enfin arrivé.

Borbal-Combret est promu lieutenant-colonel, et Drujon chef de bataillon, c'est une heureuse chance pour eux.

Espérons que nos propositions parties par lettre, seront aussi bien accueillies et qu’on nous mettra tout au moins au tableau de suite, sans attendre le tableau annuel.

On a été assez réservé pour la Marine, en fait de propositions, pour se montrer au moins généreux pour les quelques propositions qui ont été faites.


30 Novembre. Samedi.

Le courrier de France est arrivé aujourd’hui et je reçois de bonnes nouvelles de vous tous.

Victorine m’annonce sa photographie et celle de Michel, mais je ne les ai pas reçues encore. Probablement, la lettre est restée en souffrance quelque part, je la recevrai plus tard.

Je suis allé à résidence avec Trabaud, pour voir Borbal-Combret. Nous déjeunerons ensemble, demain, avec les officiers du 1er bataillon.